L’inacceptable abus de droit

L’actualité patrimoniale de ces derniers jours a été ponctuée d’interventions sur le devenir du démembrement de propriété qui aurait fait l’objet d’une remise en cause au terme de l’adoption de la dernière loi de finances. Qu’en est-il exactement ?

En réalité ce qui est dénoncé est beaucoup plus profond puisqu’il s’agit d’une énième réforme du dispositif général de l’abus de droit, dont on peut se demander si elle ne vient pas de trouver son épilogue.

Un peu d’histoire : apparu en 1941 et codifié en 1981 dans le livre des procédures fiscales à l’article L64, le dispositif de lutte contre la fraude vise à l’origine les actes qui dissimulent la portée véritable d’une opération. Concrètement, l’administration est en droit d’écarter les actes fictifs qui induisent une économie d’impôt. Le cas topique est la dissimulation d’une donation en vente par une grand-tante à ses neveux. Il s’agit de leur transmettre un bien immobilier en évitant de s’acquitter de droits de donation au taux prohibitif de 60%. Les « fraudeurs » vont alors imaginer une vente qui ne sera passible que des droits sur les acquisitions (environ 7% à ce jour) et le prix de vente sera habilement converti en rente viagère… dont aucun arrérage ne sera jamais versé. La grand-tante décède peu de temps après et le tour est joué ! Démasquée par l’administration fiscale, la qualification de vente pourra être écartée au motif que cette dernière est fictive et son véritable caractère de donation rétabli grâce à la procédure de l’article L64. Outre l’impôt dû au taux de 60%, un intérêt de retard et une pénalité pouvant s’élever à 80% des 60% de droits, seront appliqués. Il s’agit de la sanction des manœuvres frauduleuses initiées par le contribuable. Exceptionnelle, la répression de ce type de fraude apparait à tout un chacun parfaitement justifiée.

Il n’en est pas ainsi pour la seconde branche de l’abus de droit dégagée en 1981 par le Conseil d’Etat puis en 1988 par la Cour de cassation et légalisée en 2008. L’abus de droit par fraude à la loi se révèle beaucoup plus complexe. S’il a pu apparaître opportun au juge de contrecarrer les conséquences d’opérations parfaitement respectueuses de la loi mais objectivement destinées à obtenir un avantage fiscal, encore fallait-il que cet usage abusif de la loi ne soit pas discutable. C’est pourquoi, le critère de l’objectif fiscal devait être exclusif de toute autre considération.

Comme toujours en matière fiscale ce qui était clair au début s’est dissout dans la médiocrité. L’abus de droit « acte fictif » s’est effacé au profit de l’abus de droit « fraude à la loi ». Et dans la lutte effrénée contre une fraude fiscale que l’on n’hésite pas à stigmatiser, toute optimisation fiscale est devenue abusive. L’administration a compris qu’elle disposait d’un outil puissant pour obtenir les résultats que l’on attendait d’elle, et logiquement elle a rapidement regretté les limites imposées par le texte de l’article L64. Dans le camp des contribuables, les professionnels n’hésitaient pas pour discréditer une opération suggérée par un concurrent à affirmer que celle-ci est à but exclusivement fiscal et le conseil du contribuable se retrouvait en porte-à-faux, contraint à de multiples contorsions pour justifier les motifs autres que fiscaux et rassurer son client qui risque quand même une pénalité de 80%. Le juge enfin, chargé de trancher et non de légiférer, a rendu des décisions parfois surprenantes (arrêt Janfin de 2006) qui ont élargi les possibilités d’action de l’administration pour sa plus grande satisfaction.

Afin d’enrayer le processus de dégradation, on a tenté de légaliser ce second abus de droit en 2009 en réaffirmant la nécessité d’un objectif exclusivement fiscal dès lors qu’en recherchant le bénéfice d’une application littérale des textes ou de décisions à l’encontre des objectifs poursuivis par leurs auteurs, ils n’ont pu être inspirés par aucun autre motif que celui d’éluder ou d’atténuer les charges fiscales que l’intéressé, si ces actes n’avaient pas été passés ou réalisés, aurait normalement supportées eu égard à sa situation ou à ses activités réelles.

L’administration a déployé alors une stratégie de petits pas : d’une part elle a obtenu du législateur l’adoption d’une multitude de dispositifs anti-abus spécifiques (cf. le régime des apports cession en matière de plus-values) pour lesquels, le cas échéant un but « principalement fiscal » est souvent suffisant et d’autre part elle a tenté, sans succès au début, d’obtenir la modification du dispositif général de répression de l’abus de droit afin que l’exigence de l’objectif ne soit plus exclusivement mais seulement « principalement » fiscal.

Une première tentative a eu lieu en 2013 mais le Conseil constitutionnel l’a sanctionnée ayant bien identifié les risques d’une arme atomique trop facile à mettre en œuvre. Qu’à cela ne tienne, l’administration est revenue à la charge en fin d’année dernière et sous couvert d’une disposition d’assiette, vient d’obtenir la création d’un article L64A du LPF qui entérine la répression des abus de droit par fraude à la loi à but « principalement » fiscal. Dès lors, toute opération ayant une conséquence fiscale peut être réprimée puisque peu importe que le but ne soit pas exclusivement fiscal. Quant au critère de l’intention du législateur relatif aux buts du texte, il n’y a pas de mesure plus subjective dans un domaine qui au contraire exige une appréciation objective. Il suffit, si l’on en doute, de constater le nombre croissant de textes fiscaux sanctionnés par le juge pour leur non-conformité à la constitution. Il ne fait pas de doute que l’intention du législateur n’est pas d’enfreindre la constitution ! Il est simplement dépassé par la technicité des sujets. Il n’a bien souvent pas les intentions qu’on lui prête et c’est probablement le cas du texte en question. Au demeurant, le Conseil constitutionnel ne s’est pas penché sur le berceau du dernier né, tout n’est donc pas perdu.

Conscients du danger pour notre démocratie, puisque l’abus de droit par fraude à la loi à but principalement fiscal n’est ni plus ni moins que la légalisation du fait du Prince (vous avez respecté la loi mais on en change les règles a posteriori parce que cela ne nous plait pas) des avocats fiscalistes se sont mobilisés et ont choisi l’exemple du démembrement de propriété pour mettre en exergue les conséquences absurdes de ce texte : vous avez souhaité donner la seule nue-propriété d’un bien mais on vous taxerait sur la pleine propriété car le but de votre donation serait principalement fiscal compte tenu de la réduction de la base imposable prévue par la loi. Je ne sais pas si c’est le meilleur exemple tant il est, même sur le plan de l’impôt, logique de ne taxer que la valeur actuelle d’un bien dont vous ne percevrez les revenus qu’à terme, il a au moins le mérite de frapper les esprits. Il ne faudrait pas toutefois que comme le dit un adage chinois : « lorsque le sage montre la lune l’idiot regarde le doigt ». Le cas du démembrement n’est qu’une illustration de la dangerosité du dispositif et l’empressement d’un élu à obtenir une réponse du Ministre de l’économie et des finances nous effraie. Ouvrir un PEA peut constituer un abus, placer son argent en assurance-vie, donner une prime défiscalisée à un employé à domicile, faire un legs avec charge à une association, signer un pacte Dutreil, tout devient potentiellement abusif et sans le garde-fou du but exclusivement fiscal !

A n’en pas douter l’approche de l’administration sera plus subtile et c’est probablement des opérations comme les donations préalables aux cessions qu’elle pourrait cibler en priorité. N’oublions pas qu’en 2012 et malgré plus de quinze années de jurisprudence du Conseil d’Etat favorable au contribuable, l’administration avait obtenu du législateur que ce schéma soit considéré comme abusif. Et ce n’est que grâce à l’intervention du Conseil constitutionnel que le texte a été annulé pour non-conformité à la constitution. Encore un exemple où l’intention du législateur avait été prise en défaut.

Jérôme Chigard
Directeur de l’Ingénierie Patrimoniale
Rédigé le 22 janvier 2019

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  • Jérôme Chigard est le Directeur de l’Ingénierie Patrimoniale chez  ODDO BHF Banque Privée.
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